Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 10

Il était dix-sept heures quand nous atteignîmes Arusha.

C'était une petite ville semblable à celles que nous avions traversées l'après-midi.

Un groupe de sikhs prenait le thé dans une courette. Le jasmin sentait bon. Un peu plus loin, une odeur de pâtisserie au cumin nous rappela que nous avions le ventre creux. Après cet avertissement provocant, nous traînâmes - le mot n'est pas trop fort - nos sacs à dos jusqu'au seuil d'un hôtel modeste malgré son nom : le "Parthénon.
Nous empilâmes nos bagages contre la façade chaulée. Entrer directement ses bagages dans un hôtel est toujours très mauvais. Cela laisse croire à l'hôtelier qu'on est d'ores et déjà prêt à accepter son prix.

La porte d'entrée donnait directement sur une pièce tristement meublée d'une table passée au brou de noix et de deux chaises dont le cannage s'effilochait. Quelques

chromos représentant Ganesh et Parvati dans des poses insolites y étaient affichées.

Je surpris le regard inquiet d'Isabelle.

- Ne t'en fais pas, Isabelle, on va demander à voir les chambres avant de les prendre. Ce n'est pas aussi luxueux que tes Hilton, ça te changera.

Personne ne venait. Jochen fit quelques pas, toussa, puis lança un appel retentissant.
Une voix de femme, grave et sourde, nous parvint.

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CHAPITRE 10

- J'arrive, j'arrive, un moment !

J'aurais certainement pu inviter Isabelle dans un lieu plus confortable, mais nous étions quatre. Quand on voyage à plusieurs, le compromis doit être de la partie. Les budgets les plus forts doivent s'aligner sur les plus faibles. Peut-être voulais-je aussi convaincre Isabelle que les voyages dont on garde les meilleurs souvenirs sont ceux qui s'improvisent...

Une femme très épaisse apparût, une serviette à la main. Sa jeunesse s'était évaporée avec les années. Ses cheveux noirs étaient séparés par une raie bien tracée. Sa robe était tendue sur une poitrine fatiguée.

- Combien êtes-vous ? nous demanda-t-elle, souriante.
- Quatre.

- Ah, vous êtes étudiants à ce que je vois. Vous êtes jeunes. J'aime la jeunesse. Vous me rappelez mon fils. Il aurait eu votre âge, si... Elle voulut nous parler de son fils, mais elle s'interrompit.

- Si vous voulez, j'ai une chambre avec deux doubles lits. Vous trouverez un lavabo sur la terrasse ainsi qu'un cabinet de douche. Vous serez tranquilles, vous verrez. Vous pourrez vous reposer. De quel côté allez-vous ?

- Nous partons demain pour Ngoro-Ngoro. Nous voudrions visiter le cratère, répondit Sybille.

- Il y a un bus tous les jours à huit heures. Il vous déposera à quelques centaines de mètres de l'auberge de jeunesse. Vous pourrez vous ravitailler sur place, si vous ne voulez pas emmener de provisions avec vous. Mais là-bas, c'est plus cher. Je vous expliquerai tout cela quand vous serez installés. Reposez-vous d'abord.

- Combien demandez-vous pour cette chambre, Madame ?

- Dix shillings. Ce n'est pas le Pérou. Si vous voulez, je vous préparerai un bon petit déjeuner demain matin, pour pas cher. Cela vous va ?

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CHAPITRE 10

Je regardai Jochen. Il me fit signe de la tête que je pouvais accepter.

- Pourrait-on voir la chambre ? demandai-je.
- Bien sûr. Venez, elle est très propre. Il faut traverser la cour. Entrez d'abord vos bagages. Vous les avez laissés dehors ?

Après que nous ayons rentré nos sacs, elle nous conduisit à notre chambre. Grande et spacieuse, elle était meublée d'une table, d'une commode, de deux grands lits disparates recouverts de couvre-lits crochetés.

- O.K., dis-je, nous la prenons.

Jochen et Sybille choisirent le lit du fond, tandis qu'Isabelle défaisait son sac sur l'autre lit. Jochen et Sybille s'étaient allongés et fumaient une cigarette. Un ventilateur brassait l'air, très lentement. Il nous apportait un peu de fraîcheur. Je m'installai à côté d'Isabelle.

- Je vous laisse, dit la vieille dame, vous devez sûrement être fatigués. Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à venir me trouver. Je suis à votre service.
- Y aurait-il moyen d'avoir une tasse de thé, demanda Isabelle, j'ai terriblement soif.
- Oui, certainement, je vais vous en préparer. Vous le voulez au lait ou au citron ? Combien en voulez-vous ?

Je passai la commande.

- Trois lait et un citron.
- Je vous les apporte tout de suite.

Sybille désirait disposer la première de la douche.

 

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Nous lui accordâmes cette faveur. Jochen vint s'asseoir près de nous.

- Et alors, Michael ? Mike ?

Il prononçait mon nom à l'américaine.

- Are you fine ?
- C'est notre premier jour, Jochen. Il n'a pas été de tout repos. Nous sommes tous rompus de fatigue. Demain, ça ira mieux. Le Ngoro-Ngoro est sur les hauteurs, nous y retrouverons un peu de fraîcheur. Le soir, il paraît qu'il y fait même froid.

Isabelle dénouait ses cheveux. J'allumai une cigarette.

- Pourras-tu dormir avec cette chaleur, me demanda Isabelle ? Il fait étouffant.
- J'ai des somnifères, si tu veux, lui dis-je.

On nous apporta nos thés. Sybille revint enveloppée dans un essuie. Elle s'assit sur son lit, nous tournant le dos. Elle enfila une robe jaune chamarrée et vint prendre son thé. Sa robe collait à son corps encore humide. Son soutien-gorge était resté jeté en boule au pied du lit.

Que fallait-il de plus pour être heureux ?
- Une douche après une journée comme celle-ci, c'est la plus merveilleuse des choses, dit Sybille. C'est le meilleur moment de la journée. Je me sens fraîche, prête a recommencer. Que penseriez-vous d'un bon souper aux chandelles, d'une bonne bière bien frappée ?

Nous acclamâmes tous ses paroles.

- Au suivant, à la suivante, dis-je en regardant Isabelle.

Elle prit un essuie orange, très moelleux, et se dirigea vers la douche.

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- Tu la connais depuis longtemps, me demanda Jochen ?
- Non, je l'ai rencontrée dans le train après avoir quitté Bruxelles. Nous avons pris un thé ensemble à la gare de Francfort. Nous avons lié connaissance. Nous prenions le même avion le lendemain. Nous nous sommes retrouvés à l'aéroport. Elle a décidé de venir avec moi. Comment aurais-je pu m'y opposer ?
- Je comprends, dit Jochen.

J'allais lui dire que j'étais un gars sérieux, mais je m'en abstins. Comment pouvais-je savoir combien de temps je le demeurerais si elle ne m'y aidait pas ? Et puis, de toutes façons, il ne me croirait quand même pas.

- Tu sais, Jochen, il n'y a rien à comprendre. Plutôt que de voyager seul, j'ai accepté sa compagnie.
- Je comprends, dit-il à nouveau, je comprends. Puis, il s'interrompit.
- Ne crois-tu pas qu'elle t'aime déjà un peu ? me demanda-t-il.
- Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question, répliquai-je, en sachant que je mentais. J'espérais que mon mensonge ne soit pas trop apparent.
- Tu vas prendre ta douche après Isabelle, Jochen ?
- O.K.

Je cherchai mes affaires de toilette qui se trouvaient dans le fond de mon sac.
Isabelle revint. Jochen alla prendre sa douche. Sybille finissait son thé qui devait être froid à présent. Isabelle s'était étendue en travers du lit. Je me penchai vers elle et suivis de mon doigt son front, la courbe de son nez, ses lèvres douces et moelleuses, son menton, son cou encore humide. Je l'embrassai près des lèvres. Elle les serra impercep- tiblement, comme pour me faire comprendre qu'elle n'était pas encore à moi.

- Isabelle, dis-je doucement.
- Michel, me répondit-elle sur le même ton, qu'y a-t-il

 

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CHAPITRE 10

Je restai silencieux. Ce silence traduisait ce que je ne pouvais exprimer : des mots simples en somme, mais qui étaient comme des soleils de printemps, trop précoces pour être vrais, trop précoces pour annoncer vraiment la fin de l'hiver. Etait-ce un printemps qui renaissait en moi ?

La vie nous apporte des moments où l'on est triste de ne pas être heureux. On a mal, on se souvient des paradis perdus. On veut serrer le bonheur dans ses mains comme le boulanger pétrit sa pâte. Mais il y a des fleurs fragiles qui se chiffonnent dès qu'on les cueille. Je sentais que j'allais me meurtrir. Isabelle était la simplicité, le sourire et la tendresse que j'avais en vain cherchés parmi les êtres qui m'avaient entouré. Elle était aussi la beauté. Il me semblait qu'elle sortait de mes rêves, comme d'un livre d'images. Elle était la princesse qui accompagne le chevalier en croisade.

Elle était si présente, tellement présente que je me demandais ce qu'aurait été mon voyage si je ne l'avais pas rencontrée. Ce que j'avais aimé en chaque fille que j'avais connue semblait exister en elle. Ce rêve qui prenait forme dans la réalité engendrait en moi une angoisse. J'avais déjà peur du moment où elle allait me quitter. Les enfants serrent leurs jouets tellement fort dans leurs mains qu'ils les brisent. Ils croient qu'ainsi ils leur appartiennent à jamais. Moi, je voulais préserver intacte l'image d'Isabelle, telle qu'elle m'apparaissait aux premiers jours de ce printemps qui naissait. La certitude n'appartient qu'à ceux qui la savent fragile.

Quand je regardais Isabelle, il n'y avait plus d'avant, plus d'après; il n'y avait plus que cet éternel présent qui m'engloutissait, me submergeait, et dans lequel je me noyais.

- Isabelle ?
- Oui, Michel.

Une vieille rengaine de western nous parvenait de la cuisine. Une voix de femme modulait : "Si toi aussi tu m'abandonnes..."

- A quoi penses-tu, me demanda-t-elle ?

A quoi pensais-je ?

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CHAPITRE 10

- J'aime beaucoup cette chanson, elle me rappelle le Congo. Elle raconte ce que je cherche à te dire. Ecoute-la. La voix se faisait pleurante et languissante. "Et la cruelle incertitude..."
Pour réponse, elle déposa sur ma joue un baiser et me dit :

- Il n'y a pas de quoi être aussi triste que cet air, il n'y a vraiment pas de quoi...

Après quoi, je partis prendre ma douche. L'eau était tiède, presque chaude. La vie coulait dans mes veines. Je pensais à cette phrase qu'Hemingway faisait dire à un de ses héros, au terme de sa vie : "Je combats pour ce en quoi je crois. Si nous sommes vainqueurs ici, nous serons vainqueurs partout". Je n'étais pas face à la mort, mais si nous étions vainqueurs ici, à Arusha, au Ngoro-Ngoro, nous serions peut-être vainqueurs ailleurs. Ce qui germe peut vivre, ce qui vit, grandir, porter des fruits. Seul ce que l'on cueille meurt.

L'eau jaillissait du pommeau, légère et soyeuse. Elle glissait sur mon corps, l'enveloppait de bien-être.

J'étais fatigué. J'aurais pu m'endormir debout, sous l'eau ruisselante.

Je m'essuyai, m'habillai et allai rejoindre les autres qui m'attendaient.

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